Panier

Que l’on fasse de l’auto-stop en France ou ailleurs, les stéréotypes restent souvent les mêmes. Chauffeur routier émérite, on te décrie pourtant chauffard. On te suppose ventru, barbu, moustachu et on te réinvente tatoué. Être accro à la clope ne serait pas ton seul vice, il paraîtrait que la bibine, tu l’aimes aussi.

On t’imagine vêtu d’un jogging et d’un marcel, ou coiffé d’une casquette PMU en bon cow-boy de la route, qui ne respecterait aucune règle – et encore moins les autres usagers. On suspecte fortement ta couchette d’être décorée d’un poster de bimbos, dont on apercevrait bien plus que la pointe des seins. Partie faire du stop pendant de longues années, si à mon retour je précise à mes copines que t’étais beau gosse, la réponse est dubitative : nan mais tu déconnes ?

chauffeur routier : pro de l'auto-stop

Auto-stop au Cambodge, sur le toit d’un camion plein de briques

Ton géant du bitume, il t’en faut pourtant du cran pour l’apprivoiser, le dompter et le mener à quai. Ton colosse de l’asphalte, il t’en faut de la délicatesse pour le faire virevolter, au gré des méandres, puis l’arrimer et le vider de son fardeau sans l’écorcher. Pas de place pour l’imprudence. Ton cargo des terres, il t’en faut du dévouement pour le posséder sans toutefois te laisser dévorer, et finalement parvenir à ne former plus qu’un.

Toi, chauffeur routier dont l’on croit tout connaître sans jamais n’avoir pris le temps de converser avec, tu t’es révélé à moi, jeune auto-stoppeuse, comme étant l’exact opposé de cette image, que j’avais maladroitement gribouillée dans un coin de ma tête. Je t’ai redécouvert titan, payé au SMIC ou à l’équivalent local : la règle qui régit les bas salaires est bel et bien sans frontières. On parle de toi aux infos, car lorsque tu flanches, c’est spectaculaire. Pourtant, tes compagnons et toi-même (qui représentez 13% du trafic en France)  n’êtes impliqués que dans 6% des accidents de la route. On brasse donc du vent pour sceller cette étiquette qu’on a collée sur toi il y a fort longtemps.

chauffeur routier usa

Sur la route, aux États-Unis

Tu exerces ton job pour nourrir tes gosses comme d’autres iraient pointer à l’usine., à moins que l’aventure, tu en sois tombé amoureux. Tu es rongé par ta passion de la route. Ton cœur a chaviré pour elle et pour ses sinuosités, pourtant si imparfaites. Tu es un voyageur, un pur et dur qui a bouffé plus de kilomètres qu’un tour du monde n’en comptera jamais. En écoutant ton récit et ceux de tes pairs, j’ai bien compris que vous aviez tous votre propre histoire, vos propres raisons.

Pourtant, ta profession de chauffeur routier mériterait qu’on lui accorde bien plus de crédit et de reconnaissance qu’elle n’en a. La presque totalité de ce que nous achetons n’est possible que grâce au transport de vos marchandises. La consommation estampillée locale n’est qu’un vieux souvenir, ou une lointaine utopie.

Lancé à cœur perdu contre la pluie battante, le verglas ou la neige ; à l’assaut des massifs comme à la conquête des déserts ; l’objectif reste affiché dans un coin de ton esprit : arriver à destination, dans les temps et sans casse. Palettes, cartons, rouleaux, ciment, pétrole, bois, poisson, oranges, sodas : tu trimballes dans ton poids lourd bien plus que ce dont nous avons besoin, et même parfois un clandestin ou deux terrés entre tes sacs d’oignons. Pour nous livrer gasoil, légumes, journaux à deux pas de nos portes, tu as souvent mis de côté tout un pan de ta vie. Et tu continues d’encaisser ces préjugés à l’encontre de ton métier dont pourtant, peu oseraient se vanter de pouvoir s’en passer.

chauffeur routier au maroc

Dans un camion, sur les routes marocaines

Ton chez-toi, tu l’embrasses chaque soir ou chaque week-end si tu es chanceux ; plus rarement si tu ne l’es pas. Ton territoire s’étend sur un département, un pays voire un continent entier. Ta femme, tu la chéris, l’inventes ou la maudis. Tu es seul ou bien à la tête d’un arbre généalogique qui commence à fleurir, semant des petits-enfants dont tu m’assommes de photos.

Papi des routes, tu resteras mon élu, mon sauveur à plus d’un titre. Chauffeur routier, nomade comprenant les états d’âme de l’auto-stoppeur, vétéran du goudron, tu m’as tant ramassée dans des trous paumés pour m’offrir transport et couvert, ce sans même me demander ce que je pouvais bien foutre là. Ces jours de pluie, de neige, à pinces et crevée je ne les oublierai pas. Je conserverai en moi ces instants où ma bonne étoile a fini par se réveiller, m’envoyant fissa un gentleman tombé du ciel. D’un coup de frein sur le bas côté, c’est corps et âme que tu m’as réchauffée.

chauffeur routier mon héros

Mon héros d’un soir, qui m’a offert sa couchette en Turquie

Ce chauffeur routier, c’est un peu de Manaf, qui m’a gardé trois jours à ses côtés en Malaisie. C’est un peu de Baye, qui m’a fait traverser en auto-stop le Sahara au Maroc, en 72h de poussière. C’est un peu de cette bande de chauffeurs bulgares, qui m’ont donné une banquette par temps de neige en Italie. C’est un peu de Marc, qui m’a arrachée à la Grèce et m’a offert le grand luxe sur un ferry. C’est un peu de Mohamed, qui m’a planquée dans sa cabine pour me faire traverser le détroit de Gibraltar.

Et c’est un peu de tous ceux dont je n’ai pu retenir les noms, mais qui pourtant m’ont ouvert la portière de leur mastodonte, afin de me mettre à l’abri.

Le ton sur lequel nous parlons au monde est celui qu’il emploie avec nous. Qui donne le meilleur reçoit le meilleur.

John Burroughs, L'art de voir les choses

bateau stop avec un chauffeur routier

Bateau-stop depuis le port de Patras (Grèce) jusqu’à Ancôna (Italie)

Ce chauffeur routier, ou plutôt ces géants du bitume, m’ont fait parcourir des milliers de kilomètres en auto-stop mais également en bateau-stop, traversant ainsi les cinq continents. Éternels incompris du macadam, ce sont pourtant des hommes au cœur d’or qui – malgré toutes nos incompatibilités linguistiques – héros d’un soir, m’ont alloué mes plus beaux souvenirs de la route. Merci à eux…


Chauffeur routier, on te décrie pourtant chauffard. On te suppose, te réinvente, t'affuble du pire, alors que tu es sauveur des routes et héros du bitume... | Histoires de tongs, le blog voyage passionnément alternatif

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Join the discussion 6 Comments

  • Myriam dit :

    Bravo pour ce magnifique article !!! En tant que chauffeur je suis touchée sur le point de vue que tu peux avoir sur cette profession et sur les chauffeurs. L un des plus beaux articles que j ai eu l occasion de lire….. Myriam

    • Hé bien merci Myriam! Tu nous rappelles au passage que certains routiers sont des femmes, et je t’adresse tout mon respect! Bonne route à toi, et qui sait, on se croisera peut-être un jour entre deux autoroutes? 🙂

  • Papi dit :

    Quelle ode à la profession !
    C’est vrai que les routiers sont sympas …
    Max Meynier doit se retourner dans sa tombe
    et puis, ne dit-on pas « beau comme un camion »

  • Laurence dit :

    Encore une fois, un très bel article. Un bel hommage à ces routiers ! Souvent victimes de préjugés parce qu’ils sont différents ! Mais quelle vie ! Je les admire tant… Peut-être est-ce aussi dû à tous ces voyages que j’ai fait aux côtés de mon père chauffeur poids lourd international… Des heures dans le camion à sillonner les routes, découvrir la France, l’Italie, la Suisse, l’Espagne ou les Pays-Bas du côté des zonings industriels, ces nuits sur les aires, manger dans les restos routiers… Une vie où les horaires ne sont pas réguliers, où tu te lèves à 3h du matin, où tu conduis sous la neige, la pluie, le verglas ou un grand soleil, dans les embouteillages que tu ne peux éviter… Je me souviens d’un russe que nous avions croisé dans un zoning à Londerzeel (en Belgique) qui n’était pas rentré chez lui depuis 3 mois et qui patientait ce jour-là pour le déchargement parce que c’était dimanche et que le dimanche il faut attendre. Sa vie tenait plus dans son camion que parmi sa famille. Merci pour cet article. Merci de leur rendre hommage… Merci d’essayer de changer le regard que l’on peut porter sur ces forçats de la route. Et puis quand tu as la route dans le corps, tu ne sais pas t’en débarrasser si facilement…

    • Bonjour Laurence,

      Merci pour ce commentaire qui me va droit au cœur. Je vois que la vie de routier, ça te parle, et ces expériences que tu racontes brièvement reflètent bien les difficultés tout comme la vie d’aventure que vivent ces milliers de chauffeurs, toujours sur la route. J’imagine que ces souvenirs aux côtés de ton père ont contribué à forger ton âme de voyageuse, et c’est tant mieux.

      Bonne route à toi, avec ou sans camion 😉

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